La rue des Stradélis
La lecture attentive du premier cadastre de la ville (compoix de 1583/1638) ne fait aucun état de « la rue des Stradélis » mais par contre, mentionne « la rue de la porte Saint-Roch », partie de la voie du haut de la ville entre la rue Saint-Michel et le Fossé Notre-Dame. Cette rue, comme son nom l’indique, conduisait à la Porte Saint-Roch une des quatre portes de la ville, située entre le château et la porte Notre-Dame. On est en droit de penser que cette porte prendra peu de temps après le nom de Porte des Stradélis. (1)
Il faut alors chercher chez Jean-Charles Rivière et ses transcriptions des notaires villemuriens. C’est là qu’apparait pour la première fois- à notre connaissance – en 1612, le nom de rue d’estradellis dans les minutes du notaire Jean Custos : « une maison assize a( )la rue d’estradellis ».(2)
On retrouve cette orthographe en 1627 dans les minutes du notaire Jean Bascoul, contrat (bail à besogne) passé entre les consuls de Villemur et le maçon Etienne Silvestre « pour faire les marchepieds aux deux parois que les consuls et sindics ont de nouveau fait faire, l’une près du corps de garde d’estradelis, et l’autre près la porte basse du château, vis-à-vis saint roq » (3)
Dans le compoix de 1641, est portée la rue « Destradelis » dont l’orthographe variera ensuite à loisirs au fil des siècles. (4) On trouve de nouveau d’Estradellis en 1658 (minutes du notaire Pierre Custos) puis rue des Tradellis (minutes Bertrand Hugonnenc en 1684) (5) orthographe conservée jusqu’en 1831 (Tradellis/tradelis en 1817, 1827) enfin rue des Stradélis de 1836 à nos jours. (6)
Sur l’étymologie du nom « stradélis », ou « estradélis » parmi toutes les versions je suivrai celle avancée par Christian Teysseyre à savoir que stradella est un diminutif provenant de strata (lat.médiéval) signifiant petit chemin. (7)
J’en resterai sur cette version primaire, car des quatre portes de la ville, celle des Stradélis était la plus petite et la seule à s’ouvrir sur un petit chemin à flanc de coteau. Elle est décrite ainsi dans le document de démolition des murailles : « autre tour dicte la tour et porte d’estradelis et arcade qu’est soubz icelle, servant à l’entrée de la ville, et le tout jusques au plus bas de leurs fondemens » (8)
La première modification de la rue et du quartier viendra, nous l’avons vu plus haut, avec le démantèlement des fortifications en 1631. Le château est rasé, mais les murailles sont préservées et les quatre portes conservées : privées de tout rôle militaire elles vont être mises en location par la communauté ! Témoin le bail consenti à Joseph Alaux par les « sindics » de la ville pour la tour d’estradellis en 1658 (9) Mais le temps et les inondations successives vont faire leur œuvre, en particulier celle de 1766. La ville est submergée par les flots, les murailles et les portes de la ville sont en piteux état. En 1768 on décide de la démolition des trois portes de la ville et « de la vieille masure qui reste celle de l’estradellis »
Dans les années qui suivent, on va substituer à ces portes de la ville de simples piliers en briques dont il reste un exemplaire qui a survécu au temps, à l’angle de la place du 4 septembre et de la rue des Stradélis. Il y a quelques décennies il a été placé sur ce pilier une représentation moderne des armes de la cité, inspirée de celles datant de 1606.
Le fossé Notre-Dame
Après 1635, une fois le château rasé, une certaine paix retrouvée, le fossé Notre-Dame est en partie comblé, et la ville qui craquait dans ses murailles va s’ouvrir peu à peu vers l’extérieur. Sur le plan Junière de 1779, tout le côté est du fossé Notre-Dame est construit jusqu’au pied du coteau, dès lors, le faubourg Notre-Dame ne cessera de s’agrandir.
Ce fossé Notre-Dame que les villemuriens appellent « le valat » (prononcer balat) va devenir une rue d’importance car elle donne accès à la rivière et c’est par cette rampe que les lourds chargements débarqués des gabarres accèderont à la ville et ses extérieurs. En février 1900 « le chemin dit des Fossés qui descend au Moulin » est totalement déformé par suite de l’exploitation faite par M.M Sabatié marchand de bois et de Naurois négociant en vins. Tous deux transportent par voie fluviale grumes de bois et tonneaux de vins.(10) La commune, par la voix du maire Jean-Marie Elie Brusson, demande à ces deux notables de participer financièrement aux travaux de voierie nécessaires. Tous deux répondront favorablement à cette demande. (11)
Après l’arrêt de la navigation sur le Tarn en 1924, ce chemin sera essentiellement emprunté par les riverains possesseurs de granges et garages. Et comment pourrais-je oublier les lavandières dont ma grand-mère qui « descendaient » rincer leur lessive (La bugada) au pied du moulin. Elles avaient bien du courage croyez-moi car au retour il fallait pousser la brouette chargée de linge humide tout au long de la remontée pentue du « balat » !
Ce n’est que vers 1930 que la partie supérieure des fossés Notre-Dame va prendre le nom de place du 4 septembre, alors que quelques années plus tôt, en 1926, la rue des Stradélis était prolongée jusqu’à la place du Souvenir.
Lors des crues du Tarn, le valat était le lieu de rendez-vous pour les habitants du quartier. Lorsque le niveau des eaux dépassait l’aplomb du pont enjambant le fossé Notre-Dame, les craintes du passé ressurgissaient chez les anciens, qui avec force détails et anecdotes faisaient bien sûr référence « à la crue de 30 ». Il n’y avait pas d’échelle des crues dans le valat, alors pour mieux juger la vitesse de la montée (ou de la baisse) des flots, on plaçait un gros caillou à même le sol pour servir de repère ! En 1930 le fossé Notre-Dame fut évidemment ravagé par la crue surtout dans la partie basse, la photo ci-dessous est éloquente.
Le fossé Notre-Dame est un des lieux typiques de la ville. Lorsque vous descendez vers le Tarn, imaginez sur votre droite les hauts remparts surplombant le fossé, et en passant sous l’arche pensez au pont-levis de la porte Notre-Dame qui donnait l’accès à la ville. Ce site original n’a pas en tout cas pas laissé insensible le réalisateur Frédéric Videau, puisque qu’il a servi de cadre au tournage d’une scène de son prochain film intitulé « Selon la police ». (12)
Un quartier remodelé
Car il faut revenir bien sûr à cette crue du 3 mars 1930, qui fit tant de dégâts et qui bouleversa le quartier : l’eau monta aux trois-quarts de la place du 4 septembre, la rue des Stradélis recouverte par 1m 50 d’eau ! Trente ans plus tard le bas des maisons recouverts de salpêtre en portaient encore les stigmates ! Sur la photo aérienne ci-dessous on peut voir le quartier tel qu’il était en 1930 : on remarquera l’étroitesse des rues, et le bloc compact d’habitations entre la rue des Stradélis et la rue Kléber.
C’est ce pâté de maisons – dont beaucoup de vieilles granges – qui sera démoli, la rue des Stradélis élargie et réalignée, la rue Porte Saint-Roch déplacée. Un regard sur l’architecture des maisons bordant la rue des Stradélis vous éclairera dans l’instant sur la partie rénovée.
Les commerces du quartier :
La rue des Stradélis est loin d’être une rue commerçante comme la rue de la République ou la rue Saint-Jean. Malgré tout depuis la fin du 19e siècle quelques artisans et commerçants s’y sont implantés.
A l’angle du Fossé Notre-Dame et de la rue des Stradélis, la maison appartenant à Marie Mino est démolie en 1933, à sa place bientôt s’élèvera le futur atelier de cycles et motos d’Eugène Dijeaux et de son fils René. Auparavant, le magasin faisait angle avec la place du Souvenir, face à la maison de l’ancien garde-champêtre Germain Sajus.
Rue des Stradélis, une vitrine protégée par une grille métallique présentait également armes et munitions. Pendant des décennies, s’entasseront devant le garage, vélos, motos mobylettes, et le quartier vibrera au son des échappements pétaradants de ces machines. Ce commerce sera repris plus tard par J.P. Caldiès puis par J.M Senegas. Dans le fossé Notre-Dame à noter l’atelier de l’entreprise de peinture Marcel Pendaries.
En face de l’atelier Dijeaux, à l’angle de la rue des Stradélis et de la place du 4 septembre, l’épicerie de Jeanne Gailhac épouse Birol dont nous avons déjà parlé. Sa fille Madeleine avec sa blouse blanche prit ensuite le relais. « Mado » Birol avait épousé Georges Lang, charpentier de formation, puis entrepreneur de travaux publics on lui doit entre autres, la construction du château d’eau qui domine la ville. Georges Lang avait son entrepôt de matériel près du Stade, avenue Saint-Exupéry.
A l’autre bout de la rue, faisant angle avec la place Jean-Jaurès, dans la maison natale du général Lapeyre, son neveu Paulin Lapeyre exerça le métier de teinturier, prolongé ensuite par Jean Terral dans les dernières années du 19e siècle. Dans la même maison, sa sœur, Marie Terral va fonder la première épicerie de cette rue, qu’elle tiendra jusqu’au début des années 1920. Viendra ensuite le couple Ciccione, puis avant 1930 Bernard Langlade, (héritier de plusieurs générations de tonneliers), enfin dans les années 50 l’épicerie Rouquette /Ferrou prendra le relais.
Liste non exhaustive des autres artisans ou commerçants de la rue :
– Le chiffonnier Léon Marty puis après son décès sa femme Françoise Sicard et leur fils Pierre, mort en 1916.
– Pierre Capoulat coiffeur au début des années 1900 à qui succèdera son gendre Eugène Balagna mort en 1915, autre victime de la Grande Guerre comme Pierre Marty. Le salon de coiffure émigrera ensuite dans la Grand-Rue après la guerre, repris par Camille le fils de Pierre, et c’est enfin le fils de ce dernier, le célèbre Marius Capoulat qui maniera peignes et ciseaux aux alentours de 1930.
– Henri Malpel, dit le berger, son épouse Mélanie, marchands ambulants présents les jours de marché dans la région, spécialistes des vêtements de travail, mercerie…Leur fils Adolphe leur succéda jusque dans les années 50.
– Autre marchand ambulant implanté dans les années 30, Rémy Calvignac, et son épouse, marchand en confection (mercerie, lainages, layettes…)
– Les Gibert, bateliers depuis la fin du 17e siècle, deviennent menuisiers vers 1870 et le resteront pendant trois générations jusqu’en 1927, Joseph, Pierre dit Pierroutou, Léon mon grand-père et son frère Joseph avaient leur atelier dans le fossé Notre-Dame. Mon arrière grand-mère Marguerite sera quelques années durant dépositaire de presse pour les journaux de Paris et Bordeaux (La France, Paris-Soir, l’Intransigeant, l’Illustration…La Petite Gironde).
– Enfin la repasseuse Renée Terral faisait perpétuer une tradition familiale, née avec sa mère Eugénie Birbet et sa grand-mère Anna Bousquet toutes deux lingères et repasseuses. Renée était « la » spécialiste à Villemur pour repasser et empeser aubes de communiants et robes de baptême. Elle a exercé son métier jusqu’à un âge très avancé. Son mari Jean Pinel fut moniteur d’auto-école dans les années 60-70 rue Saint-Jean.
La maison voisine a longtemps servi d’entrepôt-ouvert aux particuliers – à la famille Gay, Victor le père, et Pierre son fils, les grainetiers de la rue de la République. C’est dans cet immeuble que se trouve le seul commerce de la rue à notre connaissance, le salon de coiffure « C’est dans l’Hair »
Le tour du quartier ne serait pas complet si j’omettais de mentionner les deux modestes ruelles qui débouchent rue des Stradélis. Baptisées rue de la Paix et rue de la Liberté dans l’élan républicain des années 1926/30, elles sont si étroites que deux vélos ont de la peine à s’y croiser. ( Est-ce la « Petite rue des Stradelis » mentionnée en 1841, 1846, 1866 ?)
J’avoue humblement que j’ai découvert leurs noms très tardivement, pourtant je les ai empruntées quotidiennement dans ma jeunesse, car l’arrière de ma maison natale avait une sortie dans ce que l’on appelait alors « le cantou »
Dans cette venelle tranquille, on accédait à une cour intérieure dans laquelle notre voisine Charlotte Blanc élevait un paon magnifique, une véritable attraction pour les enfants du quartier. Dans la rue de la Paix, très loin d’avoir le lustre de son homologue parisienne, (!) pas de Cartier ou de Van Cleef & Arpels, mais ses joyaux étaient pour moi, les magnifiques vélos de course aux couleurs du Toulouse-Cycliste, qu’Yves Rouquette mon idole, bichonnait les veilles de compétition !
Je garde de cette rue qui m’a vu naître, des souvenirs délicieux comme peuvent être les souvenirs d’enfance. C’était le temps où l’on connaissait tous ses voisins, où l’on s’entraidait, où l’on ne fermait pas les portes à clé. Les soirs d’été, on sortait bancs et chaises basses devant la maison pour « prendre le frais ». Aucun risque : pas une voiture ne passait de la soirée ! Pas plus de télévision que de téléphone à cette époque, les discussions allaient bon train sur les sujets d’actualité ou les potins du quartier. Nous les enfants, à l’écart des adultes et de leurs bavardages, on scrutait les étoiles attendant le passage du Spoutnik ! Toutes choses incroyables pour nos petits enfants qui restent incrédules lorsqu’on leur raconte ces souvenirs !
JCF / AVH mai 2021
Notes :
(1) Commune de Villemur-sur-Tarn. 1 G 3 : muancier, tome I, Gache Notre-Dame, 1583-1638
(2) Jean Custos, notaire de Villemur, Villemur-sur-Tarn, minutes 1612, f°24 (v°), Archives départementales de la Haute-Garonne, cote 3 E 21773, PH/JCHR/480.
(3) Jean Bascoul, notaire de Villemur, Villemur-sur-Tarn, minutes 1627, f°865 & ss, Archives départementales de la Haute-Garonne, cote 3 E 21787, PH/JCHR/6908.
(4) Commune de Villemur-sur-Tarn. 1 G 7 : muancier, tome I, Gache Notre-Dame, 1641-1644
(5) Transcriptions de Jean-Charles Rivière
(6) Commune de Villemur-sur-Tarn. Recensements de la population de 1817à 1936 (ADHG)
(7) Christian Teysseyre, Nouvelle histoire de Villemur, Tome 2 , p. 498 et note 119.
(8) Démolition des murailles de la ville, Archives Départementales Haute-Garonne 1C 2128-5</span
(9) Pierre Custos, notaire de Villemur-sur-Tarn, minutes 1658, f°186 et ss, ADHG cote 3E 21840.PH/JCHR/7060.
(10) Il s’agit d’Emile Sabatié, marchand de bois, propriétaire de la scierie éponyme, et de Ludovic de Naurois propriétaire du domaine de Saint-Maurice.
(11) Commune de Villemur-sur-Tarn. 1 D 24 : registre des délibérations du conseil municipal, 15/11/1884-21/4/1906,p 218/234
(12) Le tournage à Villemur s’est déroulé en mars 2020. Une autre scène a été tournée dans les appartements du café « La Renaissance » Laetitia Casta et Simon Abkarian sont à l’affiche de ce long métrage de Frédéric Videau.
Sources :
Archives Départementales Haute-Garonne
Archives Communales de Villemur-sur-Tarn.
Archives AVH.
Christian Teysseyre, Nouvelle histoire de Villemur, Tome 2 Editions Fleurines, 2016
Institut Géographique National ( https://remonterletemps.ign.fr/ )
Jean-Charles Rivière http://zerbania.chez.com/ Transcriptions des minutes de notaires de Villemur.
Illustrations :
1, 2 : Archives Départementales HG. 3, 5, 6, 7, 12 : archives AVH. 4, 4 bis, 20 : Jean-Claude François. 8, 18 : coll Josette François. 9, 21 : Marcel François. 13, 19 : Jean-Luc Mouyssac/Pierre Villa/ J-C François. 6, 14 : P. Villa, JC François. 15, 16 : Pierre Villa. 10,11 : IGN/Google/AVH