1918 : le naufrage du Triomphant

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Le naufrage du « Triomphant »

( 27 décembre 1918)

ecluse des derrocades

1. Photographie ancienne de l’écluse et chaussée des Dérrocades. (Aux environs de 1900)

Il y a quasiment un siècle, un fait divers, qui aurait pu être dramatique, eût pour cadre la chaussée des Dérrocades en aval de Villemur.
Les faits : Un jour du mois de décembre 1918, un bateau à vapeur affrété par les Etablissements Brusson Jeune, se brisa sur la chaussée des Derrocades et coula dans le Tarn, n’entraînant heureusement aucune victime. Un accident parmi d’autres dirons-nous, car des naufrages d’embarcations de toutes sortes il y en eut par dizaines dans l’histoire de la navigation sur le Tarn.

L’incident ne fit pas la une des journaux, et pourtant nous en connaissons l’exact déroulement. C’est en parcourant la correspondance de guerre de Camille Terrisse qu’une lettre attira mon attention, voilà quelques années. Mettons l’événement dans son contexte : nous sommes à la fin décembre 1918, un mois et quelques jours après l’armistice. Camille Terrisse, comme bien d’autres soldats, est encore sous les drapeaux, son régiment le 17è R.I est en Belgique aux environs de Bastogne.
Il correspond régulièrement avec un de ses copains Emile Pendaries dit « Pompo » le menuisier de la rue de la Bataille.
Dans sa lettre datée du 29 décembre, Emile donne des nouvelles de Villemur :

chaussee et ecluse des derrocades

2. Chaussée et écluse des Derrocades, de nos jours.

« La vie est monotone ; (à ceci près) qu’un fait d’une certaine ampleur vient en émotionner quelques uns, distraire les autres, c’est ce qui fût hier.
Tu sais que Monsieur Brusson faisait mettre à neuf un bateau appelé « Le Triomphant » qui avait coulé en l’amenant dans le canal.  (1) La réparation était terminée il y a un mois. Pour l’essayer, on le fit monter à Gaillac chercher du charbon, il fit le voyage relativement bien, mais comme une partie de ce charbon était destiné pour Montauban ou autre part, monté par un brillant équipage, le Catet de la Ménine comme pilote, il partit hier matin pour une nouvelle destination. Hélas, sa carrière ne devait pas être longue. Après un départ magnifique, une fausse manœuvre aux Derrocades, au lieu de le gouverner pour prendre l’écluse, le courant le prenant, voulant sans doute éviter la perte de temps occasionnée par l’éclusage, bravement il affrontait la chaussée. Quelques rares travailleurs des champs par les coteaux qui ont assisté à cela, nous ont dit combien la chose a été poignante et magnifique en même temps. Lorsque son milieu se trouva sur la chaussée, un craquement sinistre se fit entendre, c’était la dernière plainte d’un agonisant, sa vie était bien finie. Il est étendu à quelques centaines de mètres plus loin, recouvert d’eau et peut-être partagé par le milieu.
Si les très vieux marins du Tarn, de l’au-delà ont assisté à cette piètre manœuvre, leur amour-propre doit avoir souffert, mais leur honneur n’est pas atteint, car comme l’exigent les vieilles chartes navales, le Catet, n’écoutant que son courage, est resté à la barre jusqu’à perdition complète de son bateau. Un peu plus on aurait eu à regretter la mort peut-être de deux enfants qu’on avait embarqué, qu’on a eu tout juste le temps de faire sauter dans la nacelle qu’ils ont à la remorque avant de passer la chaussée. »

livre de comptes meaux

3. Livre de comptes de Jules Meaux charpentier de marine

Voilà pour les faits. Peut-on avancer une explication à cet accident ? Nous sommes au mois de décembre, le Tarn, sans être en crue fait le gros dos et le courant est fort. D’autre part, le Triomphant est un vieux bateau, certainement difficile à manoeuvrer. Voyant qu’il ne pouvait s’engager dans l’écluse des Derrocades, Jean Malpel a tenté de « sauter » la chaussée, et la coque du vieux bateau n’a pas résisté!
Il faut dire que « Le Triomphant n’est pas de première jeunesse… et qu’il a déjà eu des déboire ! Il a en effet coulé en 1917 avec 10 tonnes de carton à bord !
Brusson Jeune, qui en est le propriétaire a confié la remise en état au chantier de Jules Meaux, charpentier de bateaux de Lisle sur-Tarn, la réparation qui avait débuté le 5 novembre 1917 lui a coûté près de 600 francs.

pierre jean et marie malpel

4. De gauche à droite : Pierre Malpel, Jean Malpel, « le Catet de la Ménine » et son épouse Marie Lartigue.

Pourquoi cette anecdote a traversé le temps et a perduré dans la mémoire des villemuriens ? Peut-être à cause de la personnalité de ce fameux personnage qu’est Jean Malpel , « le Capitaine du Triomphant ».
Il est né en 1870, deuxième garçon d’une fratrie de trois, fils de Pierre Malpel, marin et de son épouse Elisabeth Darbieu.
En 1918, a 48 ans, Jean Malpel est un personnage sinon célèbre, mais qui jouit d’une certaine notoriété. Suivant la voie de son marin de père, il navigue très tôt sur le Tarn, devient pêcheur de sable.

vente bateau malpel meaux

5. Vente d’un bateau à Malpel et Fontanié par Jules Meaux (12 janvier 1911)

Possédant une drague sur la rivière, il se lance dans le commerce des matériaux de construction, sables et graviers, il a pignon sur rue place du 4 septembre.
Plus tard, véritable touche à tout,  il fonde avec son associé Pierre (Marcellin) Fontagné une entreprise de blocs de béton, (2) mais il est aussi marchand de charbon qu’il entrepose dans le vaste hangar de rue des Huguenots (3) Annonçant son passage à grand coups de trompe, il livre ainsi les sacs de charbon à tout Villemur avec son tombereau tiré soit par Ponpon ou Bayard ses deux chevaux. Son entrepôt de la rue des Huguenots, outre l’écurie des chevaux et le stock de charbon, recèle un autre trésor : une meule actionnée par un moteur électrique qui permet au particulier de venir faire moudre son grain et repartir avec un sac de farine !

jean malpel devant chez lui

6. Jean Malpel assis à gauche, devant sa maison, place du 4 septembre.

Tout le monde le connait à cette époque-là sous son célèbre sobriquet le Catet de la Ménine. Il faut rappeler ici cette tradition des sobriquets, très ancienne à Villemur, et qui trouve son origine peut-être dans le milieu des marins où s’agissait en fait de faire la distinction entre plusieurs personnes portant le même patronyme. Tout comme les Pendariès, Gay, Brusson et tant d’autres, tel était le cas des Malpel, très vieille famille villemurienne. Il y avait déjà des Malpel  dits « La Prusse », des Malpel « Potana », Malpel « Le Berger » Malpel « Fisson » et d’autres encore….
Jean Malpel hérita quand à lui,  du sobriquet de « Catet de la Ménino », en occitan le « cadet de l’Aïeule », puisqu’il était le deuxième garçon de la fratrie.

 

 

feuillets originaux le triomphant

7. Les feuillets originaux du poème « un héros de la mer à Villemur »

 

Cet épisode de la batellerie restera si fortement ancré dans les mémoires villemuriennes que 30 ans plus tard en 1948, il inspirera une « plume  » locale. Cette relique manuscrite fut retrouvée dans des archives appartenant … à Camille Terrisse, encore lui, conseiller municipal tout comme Emile Pendaries et … Pierre Malpel, adjoint au maire, le fils du Catet de la Ménine ! 

En voici la version intégrale et originale :

 

 

 

 

 Un héros de la Mer à Villemur

Comment le cadet de la Ménine coula avec son bateau.

Le naufrage du Triomphant 

C’était un bateau magnifique
Au nom victorieux et magique.
Le Capitaine, le Cadet de la Ménine
Larguait la voile de brigantine.
Il portait les boites de carton
Pour emballer les pâtes de Brusson.
Tout allait bien à bord
Il était à tribord.
« L’Amic », naseaux fumants,
Tirait le Triomphant.
Il allait atteindre le Vieux Port
La boussole indiquait le Nord.
Le Cadet, assoupi une main sur la barre,
Dégustait insouciant un énorme cigare.
Le bateau bien lancé et filant ses dix nœuds
Bondissait sur les flots comme un coursier fougueux.
Il arrivait au lieu nommé « La Derrocade »
Couvert d’algues collées ainsi qu’une pommade.
« Maintenant dit Cadet faut pas que je m’amuse
Il faut mettre le cap et cingler vers l’écluse. »
Tout à coup on entend un effrayant fracas
Et Cadet se redresse en criant « Caramba ! »
L’ « Amic » fait un écart, mais les traits sont cassés
Le cheval effrayé commence de ruer.
« Millo Diou dit Cadet, me cal salba ma piel
Y besi pas pla, bengui biel » (4)
Il s’accroche à l’anneau heureusement placé
Où nos grands paquebots viennent pour s’amarrer
L’eau tourbillonne à grands fracas
Engloutissant la barque, et la coque et les mâts.
C’était le plus beau joyau de notre flotte,
Le navire amiral, c’était notre mascotte
« Enfin ça dits Cadet, me siou bagnat la blouso
Me seou pla lavat la frimousso
Ya paï maï de cartoun per ne fa lous paquets
Urusoument aï salvat lou béret » (5)
Mais le plus fier ce fut Monsieur Brusson
Qui réunit la Corporation :
« Messieurs, dit-il, nous avons un héros !
Vous pouvez le crier bien haut
Vous êtes vraiment à la page
Vous avez glorifié le pavillon

De la Maison Brusson
Le Cadet c’est un malin
Il vient d’inventer le sous-marin
Il a coulé avec son bateau
Comme les plus grands amiraux !
Nous avons des scaphandriers
Pour repêcher tous nos papiers
La maison est bien assez riche
Pour acheter d’autres péniches »

Cadet le marinier, pensionné, décoré,
Rêve parfois le soir à sa gloire passée
Il explique comment vaincu par la fatigue
Il a fermé les yeux et n’a pas vu la digue
Il nous vend le charbon, fait bouillir nos marmites
Et caresse souvent d’amoureuses petites
Elles aiment admirer son mâle visage
Bruni par les embruns et les vents du large
Grâce à lui batelier charbonnier et meunier
Nous pouvons déguster des galettes de blé
Enfants saluez tous ce vaillant loup de mer
Qui a des yeux de lynx et des muscles de fer.

Offert par l’auteur à notre dévoué Conseiller Municipal,
Monsieur Camille Terrisse

Villemur le 26 avril 1948
R. Delpont 

  Poème épique et truculent donnant une version très imagée de cet épisode de la navigation et qui dût ravir les villemuriens, fins connaisseurs en la matière. Sous la signature de Renée Delpont, je ne pense pas me tromper en révélant son auteur qui signe sous son nom de jeune fille : il  s’agit  en fait de l’institutrice et directrice de l’école de Filles et épouse de Pierre Pendaries le cafetier-hôtelier du quartier Saint-Pierre. Avouez qu’elle avait un certain talent !

Ce poème ne’faisait que renouer avec une vieille tradition villemurienne, qui vit fleurir dans les années 1870-1910 nombre de
pamphlets écrits  par quelques plumes acérées et moqueuses mais ne manquant jamais d’humour.
Nous reviendrons d’ailleurs plus tard sur ces écrits magnifiques en occitan,  chansons ou poèmes – notamment ceux de Jean Boulès  – ayant célébré Villemur en particulier.

JCF / AVH décembre 2018

Mes plus vifs remerciement pour leur contribution à cet article,
à Anne-Marie Malpel, pour les archives et souvenirs de la famille Malpel
à Magali et Mireille Faillères pour les documents concernant Camille Terrisse,
à Monsieur Daniel Floutard de Lisle-sur-Tarn.
à Marie-Martine, Christian Poncelet et Gaston Sengès pour leur « mission » auprès de M. Floutard.

Notes :
(1) Ce même bateau, qui ne s’appelait pas encore Le Triomphant, avait coulé en février 1917, avec 10 tonnes de carton à bord.
(2) L’atelier se situait dans les anciens locaux de la briqueterie Barrié sur les allées Charles de Gaulle
(3) Aujourd’hui l’immeuble Vincens.

(4)  « Mille Dieux dit Cadet, il me faut sauver ma peau,
         Je ne vois plus très bien, je deviens vieux.»
(5) « Enfin dit Cadet, je me suis mouillé la blouse
        Je me suis bien lavé la frimousse
        Il n’y a plus de carton pour faire les paquets
        Heureusement j’ai sauvé le béret. »

Crédit photo :
1.
Gilles Franqueville. 2. Google. 4 et 6: Anne-Marie Malpel 3, 5, et 7 : Jean-Claude François. 8. dessin de Gaston Sengès.

 En bonus  cliquez sur → Les DANGERS de la NAVIGATION et les NAUFRAGES
(Extrait de l’exposition  « Le Tarn et les villemuriens, » été 2018)

naufrage gabarre gaston senges

8. Naufrage d’une gabarre, dessin original de Gaston Sengès pour l’exposition AVH/ASPV de 2018

 

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