Albert MENESTRAL
(1883-1950)
Certains d’entre vous trouveront étrange le choix de mettre en avant un tel personnage. Aucun fait d’armes à son actif, ni mandat politique, pas plus d’ouvrage publié ni de médaille de quelque ordre .
Il existe pourtant, dans la plupart de villes et villages, des personnages hors du commun qui sont rentrés dans la mémoire collective de nos concitoyens.
Albert Ménestral fait partie de ceux-là.
Sa renommée n’a guère franchi les limites du canton, mais il fait partie de ce que l’on appelle « une gloire locale », et si son nom n’éveille aucun souvenir pour le villemurien contemporain, vous verrez en le citant, le visage des anciens s’illuminer à son évocation : ah ! Ménestral !
Le père, Jean Ménestral forgeron de profession, dont la famille est ancrée à Villemur depuis des générations, a épousé Antoinette Fabre une petite tailleuse toulousaine. C’est d’ailleurs dans la ville rose qu’Albert naît le 8 juin 1883, rue de la chaîne proche de Saint-Sernin. Il sera l’aîné, puisque bientôt trois sœurs viendront grossir le foyer.
Dix ans après la naissance d’Albert, la famille s’installe à Villemur. Le père conduit désormais la diligence qui assure la communication avec Toulouse.
En 1904, le jeune Albert appelé sous les drapeaux, fait son régiment à Bizerte en Tunisie dans l’artillerie, il est réformé deux ans plus tard pour un problème à la jambe droite, ce qui ne l’empêchera pas de prendre naturellement peu à peu, la succession de son père, et de tenir à son tour les rênes de la diligence. Très tôt il se révèle comme un personnage drôle, plein d’humour et d’opportunisme. Au temps où il conduisait la diligence, de nombreux passagers lui confiaient des messages ou le chargeaient de commissions. Les personnes dévotes lui confiaient le soin de les approvisionner en eau provenant de la grotte de Lourdes que lui fournissait un transitaire toulousain.Lorsque l’eau miraculeuse manquait chez son fournisseur, les mauvaises langues assurent qu’il remplissait les petits bidons de métal à la fontaine toujours visible aujourd’hui sur le côté droit en montant la côte de Gratentour. (1)
En 1909, il a 26 ans et se marie à Villemur avec Antoinette Bernat de 10 ans sa cadette… dont il se séparera quatre ans plus tard.
Avec l’arrivée du « petit train » en 1912, et le premier autobus du père Cazaux, adieu la diligence, il faut se reconvertir : père et fils deviendront désormais roulier, c’est-à-dire transporteurs.
Mais voilà qu’ arrive 1914, et la mobilisation. Classé « service auxiliaire » dans un premier temps, il est rappelé à l’activité en mars 1915. Mobilisé à la 17e Section des Commis et Ouvriers militaires d’Administration, il est ensuite affecté en 1917 à la 5e section des C.OA. (2). La carte postale qu’il envoie de Nevers à son ami Lucien Castella reflète bien son caractère insouciant : « Je ne suis pas malheureux, bien au contraire. Toujours plein de gaîté. »
Après quelques petits démêlés avec la justice, il terminera la guerre au 4e Bataillon d’infanterie légère d’Afrique.
De retour à la vie civile, il est bientôt chargé du transport des messageries auprès de la Compagnie du Midi qui assurait la ligne de chemin de fer entre Montauban et Castres.
Mais point de chevaux-vapeurs : avec son charreton tiré par un âne, Albert effectuera la navette entre la gare et la ville livrant marchandises et colis aux particuliers et commerçants.
Le petit Gino qui habitait rue Saint-Michel se souvient : « le matin, j’attendais assis sur la marche de la porte avec impatience le passage d’Albert Ménestral qui livrait en ville les colis qui arrivaient en gare et en particulier ceux destinés à la pharmacie Roques de la rue Saint Michel. Il passait, majestueux avec son âne et sa petite carriole. Il m’autorisait à prendre la bride de mon copain l’âne et de le conduire avec d’infinies précautions et tendresse jusqu’à la porte de la pharmacie d’où je repartais en courant pour rentrer à la maison fier au moins comme quatre papes. Voilà ce qui s’appelait être heureux ! »
Mais si le nom de Ménestral est passé à la postérité à Villemur, ce n’est pas pour son zèle à déposer les colis chez ses clients. Ce solide gaillard aux épaules larges et au sourire perpétuel, toujours prêt à rendre service, était un joyeux fêtard, fréquentant avec assiduité les cafés de la ville. Mais il avait « le vin gai » et il était doté surtout d’une voix qui faisait l’admiration de tous.
Quittant nuitamment le troquet, et suivi de quelques joyeux compères, il entamait un tour de ville en chansons. Malgré ce trouble à l’ordre public, jamais la maréchaussée fut appelée pour faire cesser ces concerts improvisés. Albert en chef de bande était suivi, et accompagné par Marius Capoulat le coiffeur, André Gay dit « Le Mémé », Elie Passet « Le Passétou » et Jean Brusson dit « Bobo » ce dernier faisant surtout de la figuration. Parfois le vieux « cuic » (Adell) se joignait à eux. Le répertoire faisait appel aux airs du folklore local tel Béni Benat ou las Capélières mais aussi des airs du répertoire populaire comme « Ferme tes jolis yeux ou poète et paysan ». Mais si vous demandez aujourd’hui à quelque ancien quelle était la chanson favorite de son nombreux auditoire, on vous répondra sans hésitation : « La chanson des blés d’or ».
Refrain :
Mignonne, quand le soir descendra sur la terre
Et que le rossignol viendra chanter encore
Quand le vent soufflera sur la verte bruyère
Nous irons écouter la chanson des blés d’or. (bis)
Paroles de Camille Soubise et L. Le Maître, musique de Frédéric Doria
créée par Marius Richard à la Scala de Paris en 1882.
Notre bande de gais lurons « s’exportait » parfois dans les villages alentours à l’occasion de quelque fête. Attendus comme il se doit par les belles voix locales, qui se joignaient à eux pour pousser la chansonnette.
Il n’était pas rare, au moment de Noël, et alors que personne ne l’attendait, de le voir arriver dans le fond de l’église Saint-Michel, et avec le plus grand sérieux entonner le « Minuit Chrétien » de sa voix de stentor, laissant la chorale sans voix, et les fidèles sous le charme.
Par un raccourci facile, on pourrait dire que le Ménestral amusait le villemurien dans les années 30 comme le ménestrel pouvait distraire le seigneur au Moyen-Age.
Tel était Albert Ménestral, trublion, fêtard, homme au grand cœur. Cette force de la nature, si bon avec les hommes, l’était moins avec les animaux dit-on.
Il fallait que les bêtes soient aussi solides que lui : le cheval qui était à son service n’avait pas choisi la bonne maison !
Seul peut-être, l’âne surnommé « sac à dos » avait trouvé grâce à ses yeux : lorsqu’Albert rentrait de sa tournée harassé de fatigue…et par quelques verres de trop, c’est « sac à dos » qui ramenait l’attelage devant la grange de la rue Curie.
On ne peut parler d’Albert Ménestral sans parler des inondations de 1930, dont on vient de fêter le 88e anniversaire il y a quelques jours.
Dans la nuit du dimanche 2 au lundi 3 mars, sa femme le réveille, lui disant que le Tarn continue de monter. Il se dirige vers les Allées, et participe au sauvetage des chevaux de la gendarmerie. Non loin de là, rue des Huguenots, il aide le tonnelier Jean Meilhou à mettre ses outils en sûreté. Revenant vers le centre ville il vient au secours de ses voisins Toussaint Malpel, et le peintre Guillaume Laferrière, amène chez lui les deux enfants du gérant du Casino, réveille Joseph Freixas qui a peine à croire que sa maison, rue Saint-Louis est envahie par les eaux.
Vers 5 h 30 du matin , alors que l’eau monte toujours, le danger vient de la maison Souriac ( la médiathèque actuelle) où à l’étage, 8 personnes sont prisonnières des eaux. Dans la nuit, une voix appelle, c’est Ménestral : « Sylvain, il est temps, je viens vous sauver. Pas une minute à perdre la maison peut s’effondrer, vous êtes tous perdus ! » On adosse une échelle contre le mur, le courant est trop fort. De sa voix tonnante, Albert crie : « D’abord les enfants » De l’eau jusqu’à la poitrine il effectue huit voyages, sauve la famille Souriac. Il reste encore une personne à secourir, Violette Portes, 20 ans. Le souffle lui manque, mais de l’eau jusqu’au cou, dans un ultime effort il dépose la jeune fille au sec, saine et sauve. (3)
Albert Ménestral, à bout de forces est transporté à l’abri. Alerté, le docteur est à son chevet, il diagnostique une congestion pulmonaire, mais sa robuste constitution le mettra rapidement hors de tout danger. Grâce à son courage et celui d’autres sauveteurs – François Rey, Camille et Louis Gay, Marcel Nourrit, Pierre Cassé, bien d’autres encore – une véritable catastrophe humaine est évitée.
Le 27 avril 1930, lors de la séance extraordinaire du conseil municipal, le maire Charles Ourgaut leur adresse l’hommage de toute la population : « À eux vont notre reconnaissance et notre admiration. » (4)
La vie reprit son cours. Par le nouveau pont reconstruit le charreton de Ménestral continua son manège entre la gare et le vieux Villemur. Ménestral s’était aussi trouvé une autre occupation : place de la Mairie il avait installé chez lui un gros concasseur pour moudre le grain des particuliers, travail peu pénible mais qui améliorait l’ordinaire.
Au crépuscule de sa vie, il disait en plaisantant à qui voulait l’entendre qu’il avait vécu deux vies, une la nuit, une le jour.
Albert Ménestral s’est éteint à Villemur le 14 novembre 1950, âgé de 67 ans.
Mes remerciements à Pierre Sicard et Gino Ravazzoli pour leurs souvenirs personnels.
(1). Cité par Marcel Peyre. Villemur-sur-Tarn, « Du passé au présent », manuscrit, sans date.
(2). Les C. O. A. de la 5e section assurent le fonctionnement de sept grands magasins de concentration d’approvisionnement des troupes sur le front.
(3) Sources : « L’inondation du 3 mars 1930 à Villemur-sur-Tarn et ses environs » Editions AVH, 2010.
(4) Registre des délibérations du conseil municipal de Villemur-sur-Tarn, 1D 27, 1928-1935.
JCF / AVH / 2018